Anatomie d’un cliffhanger : décrypter l’art du suspense
- Maëlle Billant
- 15 août
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 sept.
S'il y a bien un format qui en use, c'est le Duanju : jalon rythmique et outil de l’attention, le cliffhanger sert autant l’arc narratif que le modèle économique des duanju, à condition d’être pensé et employé avec finesse.
Définition et héritage du cliffhanger de feuilleton
Tout spectateur a déjà fait l’expérience de l’effet « cliffhanger » en regardant une série : ce moment où le récit, au lieu de nous donner à voir davantage, suspend. L’étymologie anglo-saxonne le dit simplement : « cliff », la falaise ; « hang », rester accroché. Le héros est laissé au bord, face au vide, et nous avec lui. L’invention n’est ni nouvelle, ni cantonnée au format numérique : elle se développe dès le 19ème siècle dans les feuilletons de presse, quand l’épisode se termine au point exact qui oblige à acheter le numéro suivant. Pour autant, l’utilisation du cliffhanger prend une nouvelle dimension au sein du duanju. Dans l’économie de l’attention, le cliffhanger est un moteur de la fidélité du spectateur : revenir plus tard mais bientôt, pour résoudre ce qui a été laissé en suspens.
Le duanju, l'art de la coupe et de la rupture
Le cliffhanger est un ressort narratif aussi vieux que le feuilleton et pourtant tout aussi neuf que l’écran de nos téléphones. S’il revient en force avec le duanju, ce n’est pas par simple mimétisme. En effet, le duanju n’est pas qu’une nouvelle habitude de visionnage. C’est une nouvelle forme d’écriture. Chaque épisode, ultra‑court, impose un art de la coupe : conclure sans finaliser, promettre sans décevoir, rythmer sans essouffler. Le cliffhanger s’y loge naturellement, épisode après épisode, comme un métronome sensible : il scande l’action, fixe un repère mémoriel, plante une promesse ou une incertitude qui appelle sa résolution. Dans ce format, le suspense n’est pas un supplément de style : il est l’ossature même du récit.
Mémoire de l’inachevé : l’effet Zeigarnik
On sait pourquoi le cliffhanger fonctionne si bien. Le spectateur, emporté par la tension narrative et émotionnelle, revient d’autant plus volontiers qu’il reste quelque chose à régler entre lui et l’histoire. La psychologie a donné un nom à cette mémoire de l’inachevé : l’effet Zeigarnik. Une tâche interrompue s’imprime mieux qu’une tâche accomplie et un désir non assouvi reste actif. De la même manière, un épisode qui s’arrête avant la résolution imprime une tension mnésique : l’histoire reste ouverte et le spectateur a envie d’y retourner. Le cliffhanger utilise cette mécanique avec créativité quand il sait s’arrêter juste avant la réponse, au seuil de la résolution, là où l’esprit reste en activité.
Convertir la peur de rater quelque chose en action
Autre explication. Le duanju s’accorde à notre temps morcelé, nos rythmes de vie accélérés et nos disponibilités réduites, tout autant qu’à la recherche d’intensité immédiate, de surprise et de nouveauté. Cette dernière quête répond au phénomène de FOMO (« fear of missing out » en anglais), la peur de rater quelque chose. Le cliffhanger cristallise cette dynamique : il matérialise l’enjeu du récit sous la forme d’un présent aigu (« il se passe quelque chose maintenant »), déclenche la curiosité et convertit l’intérêt en action (regarder l’épisode suivant).
La fiction et son intrusion dans le réel
La technique du cliffhanger engage aussi le format numérique propre au duanju. Grâce au mobile, la tension peut sortir de la diégèse, le temps de l'histoire, pour prolonger ses effets en dehors de l’épisode et faire irruption dans le réel. Les notifications invitant l’audience à reprendre le fil de l’histoire interrompue constituent un morceau d’écriture extradiégétique. Cette accroche qui s’allume sur le téléphone entre deux réunions, rappelle la promesse en attente de résolution et resitue l’enjeu de cette histoire que l’on avait mise en suspens. Une notification n’incite plus seulement le spectateur à s’immerger à nouveau dans l’histoire, elle relance la fiction par une phrase courte sous forme de promesse : « Tu ne devineras jamais qui revient dans le prochain épisode… ». Le cliffhanger transforme l’attention en geste, la passivité en action : regarder l’épisode suivant, liker, partager, commenter. Le cliffhanger devient alors signal temporel autant que figure narrative : il va chercher le spectateur au sein de sa réalité quotidienne pour le ramener à la fiction. Bien fait, cet aller‑retour entre fiction et quotidien renforce l’engagement. Mal dosé, il se mue en « push » grossier et abîme la confiance. Un même outil, deux effets possibles.
Le cliffhanger à l’épreuve du paywall : conversion et bascule économique
Au plan économique, le cliffhanger a également une fonction performative et accélère la bascule : clôturant l’accès aux premiers épisodes gratuits, il précède le paywall et la promesse de résolution devient une promesse de conversion. Le cliffhanger devient-il alors un simple outil économique ? Ou peut-il aussi constituer un alignement possible entre le geste narratif (promettre une suite) et le geste produit (proposer de continuer maintenant contre paiement) ? Cela semble possible dans la mesure où le premier geste reste cohérent et convaincant, non pas assujetti au modèle financier. Le paywall ne doit pas être un couperet qui tranche au milieu d’une phrase : il fonctionne quand il s’intercale après une promesse claire et avant une résolution courte, s’inscrivant dans la logique même de l’histoire et de sa progression.
L’usure du suspense : surenchère et caricature
Autre piège : la surenchère ou la caricature. Une promesse, répétée trop souvent, s’use. On finit par reconnaître les coutures, par anticiper la fausse alerte, par se lasser d’une intensité toujours au même degré. Le cliffhanger mal compris devient un vieux refrain ajouté en fin de couplet par réflexe, ou une astuce de montage qui conclut artificiellement la scène sans qu’elle porte d’enjeu. Cette possible inflation dramatique agit alors au prix de la crédibilité. Les personnages cessent d’apprendre ou de choisir : ils ne servent plus que de vecteurs à un retournement de plus. La promesse devient décevante et le contrat de confiance avec le spectateur s’étiole. On revient par réflexe, non par désir.
Vers une maitrise de la tension
C’est pourquoi il faut utiliser le cliffhanger non comme un instrument narratif automatique mais comme une écologie de la tension : une manière de ménager, d’économiser, de surprendre, d’alterner. Toute promesse suppose une préparation, une formulation claire et une résolution. Le cliffhanger idéal n’est pas celui qui contredit le fil narratif, c’est celui qui est inévitable : imprévisible dans sa forme, nécessaire dans son sens. Dans le duanju, cette discipline du cliffhanger s’accompagne d’une bonne évaluation de la fréquence, du rythme et du délai entre promesse et résolution. Au scénariste ou au réalisateur d’orchestrer : des questionnements de fin de séquence, des répliques suspendues, des actions interrompues (micro-cliffhangers), des suspensions de fin d’épisode (macro-cliffhangers). Sans oublier, entre deux épisodes à cliffhanger fort, des paliers de respiration, des résolutions partielles, de l’humour, des moments d’intimité, pour que la frustration attachée aux cliffhangers reste positive et que la progression de l’histoire demeure fluide.
L’exemple de la série « Les aventures avec ma voisine » (Sanjorge Production)
On observe cette fine orchestration dans la mini-série Les Aventures avec ma voisine (Next-Door Adventures en anglais), produite par Sanjorge Production qui maitrise sa narration. Dans cette fiction, les cliffhangers déplacent véritablement l’histoire, qui commence comme la rencontre entre un jeune homme candide et sa trop charmante voisine, avec un jeu de séduction maladroit de la part du premier. Puis, un château surgit et avec lui, un changement d’échelle comme de décor. L’apparition de ce château surprenant ouvre un nouvel espace de jeu et de mystère. Un majordome entre alors en scène. Personnage perturbateur, il bouleverse la dynamique naissante entre le jeune homme et sa voisine : le duo devient trio. La danse de la séduction est interrompue au moment où elle s’installait. La tension sentimentale gagne en densité parce qu’un tiers redistribue les forces et complique les rapprochements. Plus loin, le fantastique fait irruption : des gnomes espiègles bousculent le réalisme, ajoutent de l’inattendu et des péripéties, forçant les héros à se révéler par l’épreuve. Ce nouveau genre enrichit le registre de la série. Et le spectateur partage la surprise des personnages : une valise abrite l’improbable, le majordome disparaît mystérieusement. L’audience s’attache parce que l’obstacle n’est pas artificiel : celui-ci éprouve la romance, l’oblige à se redéfinir. Ici, chaque cliffhanger est au service d’une progression du récit (nouveau lieu, nouvel enjeu), d’une transformation de la relation entre les deux personnages principaux (complicité, admiration), d’une émotion renouvelée (désir, attente, peur), ou d’une révélation. La tension du cliffhanger devient un tremplin tant émotionnel que narratif.
Varier les suspenses et les plaisirs
La question ouverte (« comment va évoluer la romance ? ») n’a pas la même musique que la décision suspendue (continuer l’aventure à deux ou à trois), qui n’a pas le même effet que la révélation différée (la disparition du majordome), que le compte à rebours qui rétrécit le temps, que le renversement qui retourne une certitude, que l’ironie dramatique qui livre au public ce que le héros ignore encore, ou que le dilemme qui promet du sens plus que de l’action. Faut‑il renoncer aux codes ? Il faut plutôt les travailler comme des familles d’effets à varier plutôt qu’à répéter. On peut tous les convoquer, mais pas ensemble, pas tout le temps, pas sans progression ni cohérence avec l’histoire. À chaque cliffhanger, la question clé demeure : quel est son impact sur l’arc d’un personnage ? S’il n’y en a pas, on a sans doute accroché un effet décoratif.
User du cliffhanger avec modération
Pourquoi ne faut‑il pas abuser des cliffhangers ? Parce que le rythme ne se réduit pas à des chutes de fin : il naît de la densité des scènes, de l’intensité des regards, des gestes, des silences. Parce que la promesse, sans résolution, n’est qu’une déception. Parce que la variété de ton, d’intensité ou de genre protège de la lassitude. Parce que l’émotion compte autant que l’intrigue : ce que nous suivons, ce n’est pas une technique bien huilée qui marcherait à tous les coups, c’est avant tout une évolution de l’histoire et des personnages.
Mesurer pour mieux raconter
Le duanju offrant des métriques précises, il permet d’observer l’efficacité d’un cliffhanger : temps de visionnage, taux de poursuite de la série, abandon après cliffhanger, commentaires. Si un type de suspension suscite abandon ou rejet par l’audience, cette donnée est avant tout une opportunité pour réécrire l’équilibre. L’enjeu est bien de construire la fidélité des spectateurs sur le long terme.
En conclusion...
Le duanju réinvente donc la structure du feuilleton et le cliffhanger en est l’un des outils phares. Bien employé, préparé avec soin, signifiant pour l’histoire et les personnages, il accélère le récit tout en respectant le spectateur. Le cliffhanger, dans le duanju, doit redevenir une conséquence de l’histoire, non sa condition. Autrement, il épuise et appauvrit. L’équilibre est la clé : alterner promesse et résolution, tension et respiration, surprise et fluidité. C’est à cette condition que le duanju, nouvelle forme narrative autant que nouveau format de consommation, continuera de mettre le mot « feuilleton » au goût du jour.
Article rédigé par Maëlle Billant
Sources :
Webmd, 12 juillet 2024
Penserchanger, 28 février 2021